Je passe une bonne journée. Aussi incroyable que cela puisse paraitre, je suis de plutôt bonne humeur. Mon cerveau fonctionne bien malgré mes 3 heures de sommeil ces dernières 48 heures heures. Je pense que c’est un des effets du surmenage… quand on est au top de la fatigue, on passe dans une sorte de transe durant laquelle on se fiche tellement de tout qu’on ne peut qu’être aseptisé et sourire béatement devant n’importe quel évènement.

Si je n’étais pas bien luné, je ne me serais même pas risqué à rentrer dans une salle d’arcade envahie de morveux qui braillent. Mais aujourd’hui, je suis en capacité de les ignorer. Ça fait un moment que je n’ai pas joué à Street Fighter, comme mon colloc est trop mauvais perdant (et nul) pour me tester à ça. Je me suis installé avec une boisson et j’ai commencé à jouer contre le CPU dans un premier temps. Puis un challenger est arrivé. Et je n’ai pas les mots pour qualifier sa nullité. Enfin, disons juste que si mon intérêt pour les sentiments des autres était un rang à Street Fighter, bah, ce serait celui de mon adversaire actuel. Franchement, je risque de le faire chouiner mais eh, c’est moi qui devrait me plaindre… c’est extrêmement frustrant de jouer contre quelqu’un plus mauvais que soi. Je ne m’abaisserais cependant pas à son niveau. Il va finir par en avoir marre de perdre et ira brailler ailleurs. Ma Karin enchaine des coups vicieux avec ses rires de blondizilla méprisante et ne laisse même pas le temps à l’autre de placer un coup ou une garde… Bon… c’est bon, il a appris sa leçon, maintenant, il va laisser la place à quelqu’un d’un peu plus compétent ou on continue à s’emmerder ?!

Je crois qu’on va continuer à s’emmerder. Voila qu’une adolescente qui n’a pas l’air d’avoir froid aux yeux contourne les bornes d’arcade pour venir me voir et s’excuse de me déranger. Ah bah oui, excusez-vous quand vous me déconcentrez, oui… Je ne lui adresse pas un regard dans un premier temps, mais fais tout de même volt-face en réalisant qu’elle est partie pour rester si je ne fais pas l’effort de lui répondre.

Si j’ai bien compris, j’ai été trop dur envers un pauvre gosse qui ne sait même pas jouer et maintenant il a perdu tous ses deniers. Hahahaha ! Si je n’avais pas une façade de citoyen lambda à conserver, je serais déjà en train de me rouler par terre en ricanant méchamment. Bon sang, ce que c’est stupide, un enfant. Eh, s’il a assez d’argent à perdre sur une borne alors qu’il se fait démonter en boucle, alors ses parents peuvent bien lui donner de l’argent de poche supplémentaire, non ?

Enfin… Où on en était avec la grande, là, déjà ? Je scrute de haut en bas la gamine aux cheveux clairs qui vient de me tirer de ma concentration et mon visage n’affiche aucune expression dans un premier temps. Je fais la moue, à deux doigts de poker mes index l’un contre l’autre comme une anime girl embarrassée.

« Oh. Ah bon… »

Un temps de silence, puis je porte ma canette de Monster à mes lèvres. Je la termine en quelques gorgées, non sans bien prendre mon temps, sans jamais cesser de soutenir avec hauteur le regard de mon interlocutrice. J’écrase la canette grossièrement avant de la mettre dans la poubelle la plus proche (sans bouger mes grosses fesses de la borne pour autant, vous rêvez ou quoi). Puis, je souffle du nez, haussant les épaules avec nonchalance. Mon ton s’allège, comme pour ridiculiser les préoccupations de l’adolescente en face de moi.

« Je ne savais même pas que c’était un enfant… c’est le problème avec ces bornes, on ne sait pas qui on a en face de nous… Comment j’étais censé savoir que c’était un enfant, vu le nombre de joueurs médiocres de mon âge qui viennent ici ? »

Je penche la tête sur le côté avec une expression candide, puis cligne des yeux, faussement confus. J’ai entendu le gamin chouiner de l’autre côté, évidemment. L’ai-je ménagé pour autant ? Jamais de la vie. Ce n’est pas comme ça qu’on apprend. C’est pour ça que je déteste les morveux. Si seulement ils pouvaient disparaitre.

« Enfin… il y a d’autres bornes s’il veut s’entrainer seul, non ? Ou avec vous, comme vous semblez un peu laxiste. »

Je fouille dans ma poche et sors quelques yens. Je fais signe à la jeune fille d’approcher sa main,  afin de déposer les sous dans sa paume, en évitant tout contact direct.

« Tenez. Emmenez-le jouer à Adibou ou un truc du genre. Ça, il devrait s’en sortir. Enfin, je peux rien promettre. »

Sourire et rire mauvais s’en suivent. Ah, oui, je suis fier de moi. En même temps, pourquoi ça la titille tant, cette histoire, hein ? Elle pense être la daronne du morveux ou bien ? Une daronne, c’est une personne qui piège son enfant avec des manipulations vicieuses pour mieux l’humilier ensuite, pas vrai… ?

J’envoie un sourire mielleux à l’adolescente qui me remercie sans en penser un mot.

« De riiiiieeeen. »

« Petite merde » ? C’est un des surnoms qu’on me donne, oui. Enfin, bon… la forte tête apris les sous, donc j’ose espérer qu’elle a eu ce qu’elle voulait et qu’elle va emmener son nouveau pote jouer plus loin. Quelle plaie… pourquoi il faut que ça tombe forcément sur moi, ce genre de choses ? Oui, l’on pourrait aussi avancer que je suis l’adulte, dans cette histoire, et que c’est plutôt à moi de bouger mes fesses de là. Mais eh. Qui, dans ce plan de l’existence, ose encore croire que je peux faire preuve d’humanité ou de maturité.

Au moins, je peux continuer de jouer comme un sale gros égoïste et, peut-être, contre des gens moins mauvais. Oh, je ne dis pas que je suis un joueur hardcore ni excellent, hein. Mais personne n’aime jouer qu’avec des nuls. Un soupir plus tard, je vois arriver un nouvel adversaire qui choisit de m’affronter avec son Alex. Erh. Bon, quoiqu’il en soit, je vais jouer comme d’habitude et… oh. Ah. Ah, je crois que je ne suis plus en train de jouer contre le morveux de tantôt. Pour le dire simplement, je me fais plier et défoncer dans tous les sens (clairement pas comme j’aime) et je vois très bien que mon adversaire est clairement plus doué.e que moi. Je veux dire, quand on arrive à placer des enchainements de manière presque parfaite sans cligner des yeux tout en ayant assez de contrôle pour donner l’illusion à l’autre qu’il peut placer des coups, bah, c’est qu’on a un certain niveau. Ce n’est qu’un jeu et ne suis pas orgueilleux à ce point, même si je ne peux pas nier que l’idée qu’un préado de 12 ans me fasse subir tout ça pour faire rire ses copains, ça m’ennuie vaguement. Quelle bande de gamins… Je suis au-dessus de tout ça moi, hé, oh.

J’ai tout de même un drôle de pressentiment. Je suis curieux de qui me tabasse ainsi, mais en même temps, je ne veux pas le savoir de suite, Je veux essayer d’avoir ma revanche encore quelques fois. Karin a été une bonne camarade mais je décide de changer de personnage pour Seth histoire d’avoir l’air un peu villain pas beau (quoique rendu là, j’ai pu besoin de ça).. Ca n’aide pas spécialement ma situation. Mon adversaire continue de me rosser sans se fatiguer. Après une autre manche de perdue, je ne résiste plus à ma curiosité et profite d’un laps de temps sur l’écran de sélection pour regarder qui est de l’autre côté de la borne et… pourquoi ne suis-je qu’à moitié étonné de retrouver la forte tête de tantôt qui est en train d’utiliser mon argent (enfin, c’est pu mon argent maintenant) pour me mettre une bonne trempe ?

Je ne dis rien dans un premier temps et émet un :

« Hm… »

Mi-amusé, mi-perplexe. C'est vrai, quoi, pourquoi elle persiste ainsi ? Je ne suis pas en train de hurler contre la borne, ni de m’humilier publiquement comme le dernier des streameurs LOL avec des problèmes de gestion de la colère. Ça n’arrivera pas, si c’est ce qu’elle attend, genre, que je parte en pleurant et en appelant ma maman tel un vieux weebos assisté qui vit encore chez ses vieux. Mon regard passe du visage de l’adolescente à celui de son petit pote qui a encore de la morve sur le visage. Puis, je souffle du nez, non sans un rictus en coin impertinent.

« Vous cherchez quoi, en fait ? »

Bah, quoi. C’est vrai. C’est stupide de perdre du temps avec un cas comme moi. Même si j’ai un visage très plaisant à claquer, ça, c’est factuel. Oh, et, je sais que chercher du sens à ces choses n’ont qu’un intérêt très limité. Mais je suis certain que sa réponse sera intéressante ou amusante. Je veux dire, ce qui se passe dans le cerveau d’un ado, ça ne s’invente pas. C’est toujours fascinant, d’une certaine manière. Oh, et si vous pensez que je vais me passer de faire la morale à quelqu’un qui n’a rien demandé…

« Pourquoi vous vous attardez sur moi quand vous pourriez mettre votre énergie -et votre argent- dans un autre jeu… je ne sais pas, par exemple, « Mêlez-vous de vos oignons », ça vous dit quelque chose ? »

Même moi je peux sentir d’ici l’agacement et la lassitude que peuvent produire mes paroles. Ce qu’on peut être bête des fois. Tout ça pour un jeu. Mais, hé, je n’ai rien demandé, c’est elle qui s’est prise pour Robin des Glandus et tout ça pour quoi… ? Je sais qu’on a des super-héros à tous les coins de rue qui nous font penser qu’on peut réellement changer le monde en aidant les autres mais, oh, faut arrêter de tomber dans le panneau. Je suis bien placé pour vous dire que les choses sont loin d’être aussi simplistes et que la plupart de ces gens sont, tout comme moi, des gros fumistes qui viennent pour le statut et le salaire.

Bon, quelle idée, aussi, d’essayer d’avoir une conversation dans un moment pareil et avec une tête de mule comme l’autre gameuse, là. Dès qu’elle ouvre la bouche je me rends compte qu’il ne faut pas faire le con à ce point… je veux dire, au point de m’imaginer que j’allais obtenir une réponse intéressante de sa part. Se contenter de répéter mes propres paroles… bon, basique, mais fonctionnel. Je reste impassible et la laisse terminer son petit numéro, déterminé à ne rien répondre. Mon attention se mérite et là, j’ai perdu tout intérêt. Mais bon, j’imagine "le type stupide qui espère quoique ce soit" = "moi", vu comment notre « échange » a commencé.

Un soupir plus tard, j’hausse simplement les épaules et attrape la pièce que l’on me rend au vol. Eh, ça se finit comme ça, alors ? Décevant. Mais probablement plus malin de sa part de ne pas me donner trop d’attention que de chercher un peu plus. En revanche, j’ai tout de même envie de jouer un mauvais tour à tout ce monde. Il fait si beau aujourd’hui. Malheureusement, il fait bien sec et il n’y a pas beaucoup de vent dans le coin, à part les brises provoquées par les ventilateurs artificiels (ce qui n’aide pas à la sécheresse ambiante)… a vrai dire, si les températures de la salle montaient un peu trop, juste très localement et brièvement, certaines de ces vieilles machines (potentiellement pas très bien entretenues, vu la poussière du lieu) se mettraient à ventiler très fort et auraient une petite indigestion.

« Bon… amusez-vous bien, alors. Qui sait, si ça se trouve, j’ai un avenir comme joueur de Tekken. Je vous tiendrais au courant. »

Dis-je avec un sourire faussement attendri en quittant ma place et en passant à côté de la mate et de son pote le morveux. J’agite la main dans les airs, en guise d’aurevoir et en profite pour remuer un peu les courants venteux autour de moi, profitant de l’ouverture sur la rue, tout de même proche. Une légère brise se lève tout d’abbord et déplace la poussière, puis, l’atmosphère se fait plus sèche, puis plus lourde. Le baromètre monte doucement, mais surement, jusqu’à atteindre le moment ou les machines se mettent à souffler très fort d’un coup. Les gens tiquent un peu, puis quelques bornes finissent par s’éteindre brusquement. J’arrête là mes manipulations météo et la température revient rapidement à la normale. L’agacement des gens m’amuse un peu, je l’avoue. Ah… j’ai vraiment raté ma vocation de super-villain hein… ?

« Ah... Pas de chance, on dirait. »

Fis-je dans la direction de mes deux « amis », dont la machine ne fonctionne temporairement plus. A vrai dire, elle constituait mon seul objectif. J’ai beau détester mes enfants, mon je n’avais pas pour but de les faire tous hurler en même temps ou risquer un coup de chaud (bah oui imaginez la pénibilité de la chose… il aurait fallu les aider). Tout de même, je trouve ça déplorable. Je manque encore de précision pour utiliser mon alter… mon principal problème avec un pouvoir comme le mien, en fait.

Je ne sais pas si la mate va se douter de quelque chose, vu le rictus malsain que j’affiche actuellement. Mais, eh, au pire… qui va la croire. Bon, si ça se trouve, les gens s’avèreront plus disposés à la croire elle que moi (ça se passe comme ça, en général)… sauf que personne ne pourra le prouver.